Zouc

La mesure de l’oubli dans lequel a sombré l’actrice suisse est celle de sa renommée, de 1970 aux années 1990, au théâtre, au cinéma et à la télévision. Molière du meilleur spectacle comique en 1988, Zouc invente le « Seule en scène[1] » dans un contexte charnière des points de vue culturel – nous sommes dans un contexte « post-révolutionnaire » – et esthétique – la création collective[2] et la recherche en laboratoire[3] –, où le théâtre réfléchit le pouvoir dans ses applications quotidiennes[4] ; divers angles que L’Alboum peut prétendre à résorber et prolonger au singulier. Dans les années 1970 les formes théâtrales sont militantes[5], sous le coup de la déconstruction, regardent vers les formes codées[6], l’influence d’Artaud est vive[7]. Le personnage n’a plus de bords bien dessinés, Bob Wilson crée Le Regard du sourd, le terme de théâtre d’image[8] fait son apparition. La forme « Seule en scène » est une émanation de ces formes d’un point de vue « mineur[9] », au sens deleuzien du terme, qui s’actualise dans des lieux souvent étroits, en retrait par rapport aux scènes des « grands théâtres », et dans un contexte de nécessité d’émancipation de l’art vis-à-vis de la « société du spectacle[10] ». C’est l’occasion de mettre en scène une multiplicité du « moi », voire de tenir à distance tout intérêt ou possibilité d’une subjectivité une et unie. L’expression de « nouveau théâtre » (Geneviève Serreau, 1966) est d’ailleurs forgée pour répondre à ces remises en cause des catégories de la narration, en écho au « nouveau roman ». Mais parmi ses tenants identifiés par Geneviève Serreau, nous retrouvons les fameux Beckett, Ionesco, Genet ou Adamov, mais nulle créatrice. Pour les femmes, il s’agit là pourtant d’un enjeu important[11] car faire une « archéologie de soi[12] », ou encore un portrait de soi par la médiation des autres, comme le fait Zouc dans son Alboum, permet d’arguer du fait qu’une femme est une personne historique, au double sens du terme, prise dans l’histoire de son genre, et inscrite dans l’histoire d’une intimité, présentée ici habitée par d’autres.

Absente des anthologies sur l’art de l’acteur mais présente dans le Dictionnaire universel des créatrices[13], Zouc, « [d]ès 1970 […] a inventé une nouvelle façon de faire rire, aux antipodes de la blague et de la vanne[14] ». Elle émet un geste drôle et radical des points de vue de la forme et du contenu, ayant à voir aussi bien avec la déconstruction de la subjectivité surréaliste incarnée par une Claude Cahun ou avec l’esthétique du « white cube[15] », dont la tâche est de créer un environnement neutre pour la projection d’un imaginaire, investissant un espace de jouissance mental[16] et physique. Ce spectacle, que l’on peut aborder par le prisme du jeu, de l’écriture, de la mise en scène, mais aussi d’un point de vue anthropologique, sociologique ou encore psychanalytique, est marqué par la violence de sa réception. Cela peut expliquer pour une part le malaise à son abord, qui ouvre pourtant de larges pistes de réflexions sur ce qu’est un acte de création.

[1] Zouc ouvre la danse en septembre 1970 avec la première version de L’Alboum présentée au café-théâtre de La Vieille Grille. Elle fait figure d’initiatrice et de référence, aujourd’hui encore, pour les actrices et les acteurs qui portent un projet de solo. Lui emboîtent le pas Sylvie Joly, Muriel Robin, entre autres.

[2] Nous renvoyons aux expériences telle celle paradigmatique du Théâtre du Soleil, conduit par Ariane Mnouchine et organisée en Société Coopérative et Participative (SCOP) en 1964 où les droits et devoirs de chacun·e sont les mêmes.

[3] Les expérimentations de l’anthropologie théâtrale vues plus haut s’amorcent dans les années 1960. Jerzy Grotowski, célèbre pour son théâtre laboratoire, a repris la chaire d’anthropologie théâtrale au Collège de France en 1997.

[4] Jean-Pierre Sarrazac, « Théâtres du pouvoir, théâtres du quotidien. Retour sur les dramaturgies des années 1970 », Études Théâtrales, n°43, 2008.

[5] Christian Biet, Olivier Neveux (dir.) Une histoire du spectacle militant ; Théâtre et cinéma militants (1966-1981), Vic-la-Gardiole, L’Entretemps, 2007.

[6] On peut noter particulièrement le travail d’Ariane Mnouchkine, valorisé par Bernard Dort (Théâtre en jeu, essais de critique, 1970-1978, Paris, Seuil, 1979) comme étant parvenu à mener un travail cohérent, voire continu, en marge des institutions, avec un fort propos politique dans une ligne artistique remarquable.

[7] Nous pouvons citer Paradise Now de Julian Beck et Judith Malina qui fit scandale au festival d’Avignon de 1968… alors que, selon Mel Gordon, leur lecture d’Artaud est un « contre-sens », qui permit toutefois de réintroduire son œuvre en Europe. (Mel Gordon, « Comment le Living Theatre a fait un contre-sens sur les théories d’Artaud et a réintroduit celles-ci en Europe », in L’avant-garde américaine et l’Europe, Théâtre/ Public, n° 190, 2008.)

[8] Marie-Madeleine Mervant-Roux, « Le premier “ théâtre d’images ” (1970-1975) : les nuits bruissantes de l’autisme », Revue de la BNF, n° 48, 2014, p. 24-30. Consulté le 5 février. DOI : 10.3917/rbnf.048.0024.

[9] « Les trois caractères de la littérature mineure sont la déterritorialisation de la langue, le branchement de l’individuel sur l’immédiat-politique, l’agencement collectif d’énonciation. Autant dire que “mineur” ne qualifie plus certaines littératures, mais les conditions révolutionnaires de toute littérature au sein de celle qu’on appelle grande (ou établie). » (Gilles Deleuze, Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975, p. 33.)

[10] Guy Debord, La société du spectacle [1967], Paris, champ libre, 1971.

[11] « Dans Le Deuxième Sexe, pour la première fois les femmes apparaissent comme une multiplicité de sujets. Pour ce faire, Beauvoir est phénoménologue en ce qu’elle s’appuie sur les expériences faites en première personne, mais elle est une phénoménologue originale parce qu’elle multiplie les sources de récit à la première personne. » (Manon Garcia, On ne naît pas soumise, op. cit., p. 126.)

[12] Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.

[13] Béatrice Didier, Antoinette Fouque, Mireille Calle-Gruber (dir.), Le dictionnaire universel des créatrices, lettrines dessinées par Sonia Rykiel, Paris, Des femmes, 2013.

[14] Jean-Michel Ribes, Le Rire de résistance, Beaux-Arts, 2007, p. 319.

[15] Brian O’Doherty, White Cube. L’espace de la galerie et son idéologie [1976], Zurich, JRP Ringier, 2008 ; cité par Isabelle Alfonsi, Pour une esthétique de l’émancipation, op. cit., p. 50.

[16] Thomas McEvilley, « Introduction », in Brian O’Doherty, Inside the White Cube. The Ideology of the Gallery Space [1976], Santa Monica et San Francisco, The Lapis Press, 1986, p. 36-37 ; in ibid.

Ces vidéos sont extraites des archives de la Radio Télévision Suisse, tous les droits leur reviennent. Plus de documentation ici : https://www.rts.ch/services/recherche/?q=Zouc.

Il faut aller voir sur la chaîne « youtube » les extraits de quelques uns de ses sketchs, et le très beau documentaire Zouc le miroir des autres, réalisé par Charles Brabant : https://www.youtube.com/watch?v=Z9r7yCeKehE.

Aujourd’hui, l’humour suisse se porte bien, bien souvent relayé par la radio, comme en témoigne cet article de la RTS, qui place Zouc en cheffe de file (en « mère tutélaire de l’humour au féminin ») : https://www.rts.ch/archives/dossiers/10266323-ces-femmes-qui-nous-font-rire.html.

Bibliographie

  • Sources directes

Zouc, Paris, Balland, 1977.

Zouc 78 [Enregistrement sonore], S.l., s.n., RCA-Victor, 1978.

Radioscopie, Jacques Chancel (prod.), France Inter, 21 novembre 1980, 30 minutes.

Le dernier râle du R’Alboum, Yves Yersin, Renato Berta, Robert Boner (réal.), Roger Montandon (mise en scène), RCA Vidéo, Sidonie, Zouc (prod.), 25 mai 1981.

Brabant Charles, (réal.), Zouc le miroir des autres, TF1, 1976, 97 minutes.

Butler Annie (réal.), « Jacques Doillon, Zouc, Pierre Granier-Deferre », Spécial cinéma, Radio Télévision Suisse, 3 octobre 1983, 49 minutes, 29 secondes.

Massot Claude (réal.), Zouc, c’est quoi ?, Dim Dam Dom, de Galard Daisy (prod.) Office de Radio Télévision Française, 1971, 12 minutes.

Massot Claude (réal.), « Les chemins de Zouc », Fiction, Radio Télévision Suisse, 1er janvier 1988, 51 minutes 10 secondes.

Minkof Serge (réal.), Devine qui vient dîner ce soir, Radio Télévision Suisse, 9 décembre 1976, 1 heure 39 minutes.

Krassimira Rad (réal.), « Monde extraordinaire de Zouc », Plateau libre, Radio Télévision Suisse, 1er janvier 1973, 1 heure, 12 minutes.

Santini Charles, « Zouc, spécial 700e ou 700 ans d’humour en Suisse », Le fond de la corbeille, Radio Télévision Suisse, 31 août 1981, 16 minutes, 38 secondes.

TSR (réal.), Un jour une heure, Radio Télévision Suisse, 27 mars 1973, 4 minutes, 59 secondes.

TSR (réal.), Télé journal, 11 avril 1985, 2 minutes 39 secondes ; 27 octobre 1988, 2 minutes 44 secondes ; 5 juillet 1989, 2 minutes 12 secondes.

Vizner Jaroslav (réal.), « Voyage au bout de la chanson », Entracte, Radio Télévision Suisse, 16 mars 1982, 59 minutes, 52 secondes.

  • Sources indirectes

Bouille Murielle, « Zouc », in Bernard Prongué (dir.), Le canton du Jura de A à Z, Porrentruy, 1991, p. 210.

Desbiolles Maryline, Une femme drôle, Paris, L’Olivier, coll. « Figures libres », 2010.

Dubor Françoise, in Gojan Simone (dir.) Dictionnaire du théâtre en Suisse, R-Z, Zurich, 2005, p. 2154-2155.

Guilbert Hervé, Zouc par Zouc, L’entretien avec Hervé Guibert, (1978), Paris, Gallimard, coll. « L’arbalète », 2006.

Guilbert Hervé, Montandon Roger, Piroué Georges, Cluny Claude-Michel, Zouc, ZOUC, Paris, Balland, 1978.

Service pour la promotion de l’égalité entre homme et femme, Pionnières et créatrices en Suisse romande : XIXe et XXe siècles, Genève, Slatkine, 2004.