Pour un théâtre écoféministe
Le théâtre patriarcal crée des formes dont le présupposé implicite proroge la domination masculine. Les fictions de ce théâtre prennent appui sur l’organisation sociopolitique dominante où les hommes occupent la plupart des postes de pouvoir dans le but de remplir le critère de la vraisemblance, selon lequel il faut que le public puisse croire à ce qui est présenté sur la scène, donc reconnaître ce qu’il connait déjà… Ce théâtre là légitime une croyance selon laquelle l' »homme est un loup pour l’homme », que « Sapiens » est un destructeur et un guerrier : c’est dans sa nature. L’acte de culture qu’est le théâtre viendrait représenter cette nature pour permettre aux humains (citoyens) de s’en émanciper. Si la nature est ce contre quoi il faut s’élever pour devenir « homme », dans ce cadre de pensée, la « Nature » peut aussi être déifiée, et prendre figure de femme, laquelle peut donner naissance. « Double blind » d’où le théâtre écoféministe doit sortir en s’émancipant précisément de cette partition autoritaire et largement arbitraire entre nature et culture. (Là dessus, je recommande de lire Philippe Descola, qui montre que cette partition n’existe pas dans d’autres cultures, précisément, et Donna Haraway, qui montre en quoi cette opposition est construite à des fins de dominations, donc mortifère.)
Comment faire ? En inventant de nouvelles histoires, autant d’autres manières de se rapporter au monde, autant de manières de distribuer autrement notre attention, et de considérer ce qui est important ou pas (Voir Anna Tsing, Le Champignon de la fin du monde.).
Si les histoires que nous nous racontons à nous-mêmes en tant que civilisation modèlent les manières que nous pouvons avoir de nous projeter dans le monde, alors :
- Il est urgent d’en produire de nouvelles / de s’approprier celles qui ont été tues par l’exercice de la domination
- De définir les ambitions d’un théâtre émancipateur


Un « théâtre écoféministe » prend acte du fait que :
- Le patriarcat est une « colonisation de l’imaginaire » (Françoise d’Eaubonne)
- L’écoféminisme critique notre monde de manière radicale en analysant la manière dont les femmes et la nature ont été d’un même mouvement exploitées comme fonds et ressources aussi bien que constituée en « altérités » souveraines auxquelles se soumettre de manière idéelle (abstraite), manière d’enfermer les femmes dans le fantasme de leur propre corps.
- Le théâtre est un rite archaïque à l’origine de nos civilisations, paraît-il, dont l’une des vocations premières était de prendre soin des morts. Le théâtre est lié à la conscientisation de la mort comme mouvement nécessaire à la vie. Il y a de la mort dès lors qu’il y a de la vie et que nous sommes en vie pour la penser.
=> Un théâtre écoféministe ne laisse pas de côté la dimension spirituelle inhérente à toute œuvre. Il ne renonce pas à faire avec l’expérience humaine du dépassement – par la vie (qui se poursuit après la mort), par la mort, inaccessible à la raison humaine.
Il propose de mettre à jour les circulations aliénantes qui nous tiennent, afin de nous en faire prendre conscience, et, de là, en défendre et en impulser d’autres, factrices de joie et d’amour.
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Une circulation du sensible qui fait place aux émotions, à la vulnérabilité.
Le théâtre écoféministe a pour vocation :
- de produire de l’intelligence quant à nos situations d’êtres fragiles dans un monde abîmé et violent.
- de prendre appui et mettre en scène des lois universelles qui touchent à tout ce qui vit et renvoient à l’univers dans lequel nous sommes inscrit·es : la dépendance gravitaire, l’organisme (besoin de se nourrir et de se vider) : des lois qui inscrivent l’humanité dans la cyclicité, ou la saisonnalité du monde.
- de raconter des fictions faisant la part belle au non-humain, au trouble, à tout ce qui est imputé de féminité et partant méprisé dans nos sociétés.
- de mettre en circulation des énergies (c’est la catharsis), non pas en raison de mythologies patriarcales (relayant des mythes servant la prorogation d’histoires où les jeunes filles sont mise à mort et où les pères triomphent), mais faisant intervenir d’autres mythes, où le vivant dans son ensemble serait partie prenante de cette circulation.
- à « faire le ménage » non pas hors de soi, sur un territoire ou dans l’espace public, mais en soi, à l’intérieur (soulever le tapis, ouvrir le placard), et de mettre en évidence la manière dont l’espace public est la prolongation de la manière dont nous « gérons » nos affects.
Le théâtre, lieu d’où l’on regarde requiert, de la part de ses praticien·nes, de se déplacer en soi afin de montrer aux humains la respiration d’autres entités, la possibilité d’un regard autre. Le lieu nous regarde, au théâtre.

La peur de la mort et la croyance en l’impossibilité de surmonter la perte, sur laquelle repose le patriarcat (Gilligan, 2019), doit être mise en scène pour être dépasser, que l’on meurt en vivant, l’on doit faire mourir en soi ce qui est l’héritage genré et inégalitaire du monde pour faire place au devenir, et montrer en quoi la mort est partie prenante de la vie.
Le théâtre écoféministe pose la question du bonheur, et met en évidence les réseaux de nos interdépendances, posant en horizon très lointain, presque utopique, la question de la liberté humaine. Le bonheur serait le but de l’émancipation écoféministe. La liberté a trop longtemps été associée au fait de jouir en solitaire d’une idée de la liberté, au dépend des êtres vivants autour – par exemple, je suis libre de prendre l’avion quand je le désire pour me rendre à la plage en hiver, aller voir une exposition à Londres, NY ou Madrid, je suis libre de partir et de construire ma maison dans un champ de blé. La liberté a trop parti lié avec l’argent. La liberté s’achète, comme on peut payer une caution pour sortir de prison. Elle est fondamentalement inégalitaire et excluante ainsi. Si « les hommes sont nés libres et partout ils sont dans les fers », l’ambition d’un théâtre écoféministe ne serait pas de régresser à une condition initiale ou en réalité, cette liberté est celle de l’attachement maternel – nul être humain en naissant ne dit « je suis libre » et pourtant on peut dire il l’est, libéré du corps de celle qui l’a fait, bien qu’encore dépendant de lui pour sa survie du fait de la néoténie humaine. Cette ambition a pour fondement le dénouage de la fiction patriarcale de l’être humain abstrait autotélique et aurait davantage parti lié à la possibilité, ou plutôt au désir de vivre bien dans ce monde, de s’y sentir « chez soi », libre certes, mais absolument conscient de ses responsabilités envers les autres – la conscience d’appartenir à un ensemble plus vaste, auquel d’une certaine façon il s’agit de rendre grâce, ou de remercier (l’arbre donne ses fruits, la terre ses pommes). La conscience de l’inclusion, de la multi dépendance interspécifique, la conscience du danger aussi bien, sont autant de sources d’humilité et de joie ensemble. La liberté est la conscience d’appartenir au monde, au reste, elle n’est pas l’occasion d’une volonté de domination de l’homme sur le monde du fait de son besoin de se raconter des histoires. Le fait de se raconter des histoires n’est-il pas sans cesse renouvelé le besoin de détourner son regard du danger ? Une manière de se calmer eut égard à l’extrême vulnérabilité de l’espèce humaine qui, contrairement aux autres, née nue, rose et fragile, la peau sans plumes ni poils, prend froid et chaud ?
Déplacer l’ambition humaine du côté du bonheur c’est cesser de se prendre pour des génies spécifiques et plutôt se raconter que nos constructions matérielles et intellectuelles résultent d’une vulnérabilité originelle, une sensibilité qui nous mena à nous déplacer, à nous installer, bâtir des cabanes pour nous abriter, des idées pour nous rassurer, à faire de nos morts nos protecteurs, presque les garants de notre propre existence. Nous ne sommes pas encore né·es libres. Nous naissons situé·es, nous avons à le conscientiser, et choisir les liens qui nous portent et nous élèvent.
Naître c’est naître avec et dans, c’est n’être jamais seul·e mais sans cesse entouré·e, guidé·e par les entours que nous avons malheureusement désappris à sentir. Le bonheur, si c’est le contraire du malheur, c’est retrouver nos sens et le sens de l’inclusivité, « le bonheur d’être responsable » (Virginie Megglé, 2014) et d’appartenir au monde, d’y être, mais d’y être ensemble avec l’inconnu, l’« étrange étranger » (Timothy Morton, 2019).
Crédits photos : Vinca Alba Minor
À propos de son attaque par un crocodile marin alors qu’elle fait du canoë sur l’East Alligator River en Australie, Val Plumwood écrit :
« Lorsque ces mâchoires puissantes se sont refermées sur moi, j’ai nettement ressenti qu’il y avait dans ce qui était en train de se produire quelque chose d’incroyablement anormal, de foncièrement aberrant, comme s’il y avait eu erreur sur la personne. Mon incrédulité n’était pas seulement existentielle mais également éthique – ce n’était pas en train d’arriver, ça ne pouvait pas arriver. Ce n’était pas ainsi que tournait le monde ! La créature enfreignait les règles, elle se fourvoyait complètement, elle avait tort, profondément tort de penser que je pouvais être réduite à de la nourriture. En tant qu’être humain, j’étais tellement plus que de la nourriture. […] Aussi indignée que perplexe, je niai l’événement en train de se produire. Il s’agissait d’une illusion ! Tout cela n’était pas simplement injuste : c’était irréel ! Cela ne pouvait pas être en train d’arriver.
Il y était bien question d’une illusion, mais inversée. En fait, c’était « l’expérience normale » qui était illusoire, tandis que le monde brutal dans lequel j’étais une proie et qui venait de m’être révélé constituait l’insoupçonnable réalité – ou du moins, une dimension primordiale de la réalité. […] il me fallut affronter l’idée que l’incohérence venait de ce que j’étais moi-même, ainsi que la culture donnant forme à ma conscience, dans l’erreur. Que nous avions tort, immensément tort, à propos de bien des sujets mais tout particulièrement concernant notre corporéité, l’animalité et la signification de la vie humaine. »
Le théâtre écoféministe nous remet les pieds sur Terre, conçoit l’évolution non comme une ligne progressive au bout de laquelle on trouverait l’Homme, debout et objectivement intelligent, mais un cycle de chairs où tout être est potentiellement la nourriture d’un autre.
