Fil de poésie

27 juin 2020

Retrouvons nos iris

Patrick Neu et Sharon Olds

Ode à ma peau blanche

(d’après Evie Shoskley)

Tu m’étais invisible.

Tu allais sans dire.

Tu étais mon arme, à moi-même dissimulée.

Tout ce que j’avais eu, tu m’avais aidée à l’avoir.

Tu étais mon ignorance.

À cause de toi, je n’étais pas innocente.

Je ne le voyais pas – tu étais ma lumière aveuglante.

Il y avait un vide au centre de mes rêves,

occupant presque tout l’écran du sommeil –

un cercle éclatant vidant la scène de sa substance.

Je croyais que c’était la violence de ma mère,

mais c’était toi, aussi.

Toi, la graisse invisible qui m’a nourrie,

dans les terres inhospitalières.

Toi, ma poignée de main maçonnique.

Toi, ma furtivité.

Toi, mon drone espion.

Toi, mon collaborateur.

Toi, la cape de fumée de mes tours de magie,

toi, ma dissimulatrice.

Toi, mienne ? Moi, tienne,

oeil sans iris, toi, mon aveuglement,

inspiratrice de mes gestes impuissants,

toi, mon silence. La peau noire d’Evie

danse, tu es sa partenaire, et ensemble vous dansez.

Patrick Neu, « La chair de l’iris », exposition au Palais de Tokyo, 2015.

« Ode à ma peau blanche » dans Odes [2016], traduit de l’américain par Guillaume Condello, Paris, le corridor bleu, coll. Sing, 2020, p. 22.

28 juin 2020

Réapprovisionner nos vides

Anne Commet et Virginia Woolf

[…] Quand le bras blanc repose sur le genou, c’est un triangle ; quand il se dresse – une colonne ; à présent c’est une fontaine, qui coule. Il ne fait pas de signe, il n’invite pas à s’approcher, il ne nous voit pas. Derrière lui rugit la mer. Elle est hors de notre portée. Pourtant c’est là que je m’aventure. C’est là que je vais réapprovisionner mon vide, étirer mes nuits et les remplir de plus en plus de rêves. Et pendant une seconde, même à présent, même ici, j’atteins mon objectif et je me dis : « Ne cherche plus. Tout le reste est épreuve et simulacre. Voici le but. » Mais ces pèlerinages, ces instants de départ, commencent toujours en votre présence, à partir de cette table, de ces lumières, de Percival et de Susan, ici et maintenant. Toujours je vois ce bosquet par-dessus vos têtes, entre vos épaules, ou bien d’une fenêtre en traversant la pièce au cours d’une soirée pour regarder en bas dans la rue. […]

Anne Commet, Traverses XXX. Voir aussi la vidéo qui lui est consacrée sur arte.tv.

Virginia Woolf, Les Vagues [1931], traduit, présenté et annoté par Michel Cusin, avec la collaboration d’Adolphe Haberer, Paris, Gallimard, coll. Folio Classique, 2012, p. 185-186.

1er juillet 2020

La poésie n’est pas un luxe / qualité de la lumière

Pierre Soulages, Audre Lorde

La poésie n’est pas un luxe

Ce que nous faisons de nos vies, les changements que nous souhaitons leur apporter, dépendent directement de la qualité de la lumière dont nous les éclairons.

[…]

En chaque femme, il est un lieu sombre d’où s’élève, caché et grandissant, notre véritbale esprit, « magnifique / et dur comme un marron / rempart contre le cauchemar de notre (votre) faiblesse » et de notre impuissance.

Ces espaces du possible enfouis en nous sont obscurs parce que anciens et cachés ; ils ont survécu et se sont renforcés grâce à cette obscurité. Au coeur de ces profondeurs, chacune d’entre nous tient entre ses mains une réserve époustouflante de créativité et de puissance, d’émotions et de sensations vierges et inexplorées. Le lieu de la puissance féminine, en chacune de nous, n’est ni blanc ni superficiel; il est sombre, il est ancien, et il est profond.

Lorsque nous considérons, avec des yeux européens, le fait de vivre exclusivement comme un problème à résoudre, nous ne comptons que sur nos idées pour nous libérer, car les pères blancs nous ont enseigné que c’était ce qui était le plus précieux. Mais au fur et à mesure que nous entrons en contact avec notre propre conscience ensevelie, conscience non européenne qui envisage l’existence comme une expérience à vivre, nous apprenons à chérir de plus en plus nos émotions, à respecter ces sources cachées de pouvoir d’où jaillit la connaisance véritable, celle qui donne naissance à des actions durables. […]

Pour les femmes, cependant, la poésie n’est pas un luxe. C’est une nécessité vitale. Elle génère la qualité de la lumière qui éclaire nos espoirs ainsi que nos rêves de survie et de changement, espoirs et rêves d’abord mis en mots, puis en idées, et enfin transformés en actions plus tangibles. La poésie est le chemin qui nous aide à formuler ce qui est sans nom, le rendant ainsi envisageable. Les horizons les plus lointains de nos espoirs et de nos peurs sont pavés de nos poèmes, taillés dans le roc des expériences de nos vies quotidiennes.

[….]

La poésie n’est pas que rêve et vision ; elle est la colonne vertébrale de nos existences. Elle pose les fondations des changements futurs, elle jette un pont par-dessus notre peur de l’inconnu.

Le domaine du possible n’appartient ni à l’éternité ni à l’instant. Croire en son efficacité n’est pas chose facile. Quelquefois, nous travaillons d’arrache-pied afin de faire front aux morts qui encerclent nos vies, pour finalement voir nos efforts sapés par ces rumeurs qu’on nous appris à craindre, ou par la perte de ces approbations qu’on nous a conseillé de rechercher pour notre sécurité. Femmes, nous nous sentons diminuées ou affaiblies par ces accusations, faussement bénignes, d’enfantillages, de particularismes, de versatilité, de lascivité. Mais qui se demande : est-ce que je porte atteinte à votre intégrité, à vos idées, à vos rêves, ou est-ce que je vous pousse purement et simplement à une action sporadique et défensive ? Et même si cette dernière n’est pas une mince affaire, elle doit être comprise dans un contexte [d’hostilité] visant à transformer les fondements mêmes de nos existences.

Les pères blancs nous ont inculqué : je pense, donc je suis. La mère Noire, en chacune de nous – la poète – vient murmurer dans nos rêves : « Je ressens, donc je peux être libre. » La poésie cisèle la parole pour qu’elle exprime et guide cette exigence révolutionnaire, l’accomplissement de cette liberté.

[…]

Pierre Soulages, 440-521 cm.

Audre Lorde, « La poésie n’est pas un luxe », Sister Outsider. Essais et propos sur la poésie, l’érotisme, le racisme, le sexisme…, traduit de l’américain par Magali C. Calise, Grazia Gonik, Marième Hélie-Lucas et Hélène Pour, Genève (Suisse), Mamamélis, [2003], 2020, p. 33-35. 

24 octobre 2020

*naître*   

                                   d’entre les morts

Louise Glück                

         Alix Cléo Roubaud

L’iris sauvage (Marie Olivier, trad.)

Au bout de ma douleur
il y avait une porte.
Écoute-moi bien : ce que tu appelles la mort,
je m’en souviens.
En haut, des bruits, le bruissement des branches de pin.
Puis plus rien. Le soleil pâle
vacilla sur la surface sèche.
C’est une chose terrible que de survivre
comme conscience
enterrée dans la terre sombre.
Puis ce fut terminé : ce que tu crains, être
une âme et incapable
de parler prenant brutalement fin, la terre raide
pliant un peu. Et ce que je crus être
des oiseaux sautillant dans les petits arbustes.
Toi qui ne te souviens pas
du passage depuis l’autre monde
je te dis que je pouvais de nouveau parler : tout ce qui
revient de l’oubli revient
pour trouver une voix :
du centre de ma vie surgit
une grande fontaine, ombres
bleu foncé sur eau marine azurée.

22 avril 2021

Tenter sortir – naître au village

C’est vrai qu’il y a quelque chose en moi qui résiste (encore ?) aux théories féministes
Théories, là est bien le problème
Je ne supporte plus guère les théories
Volontés de mises en système
Qui closent les sens, et les imaginaires
Vouloir plus – est moi
Vouloir le monde et le comprendre au sens d’y entrer avec tout mon corps et ma profondeur d’âme
Être une dame pour mon cœur et mes imaginations
Devenir la dame de mes cœur et de mon imagination
Devenir celle que je suis cœurs et âmes, être cette âme que je suis, cette essence : mon parfum
Foin des théories et volontés de poser face aux hommes autre chose
Théories très (trop) élaborées, cent fois plus belles et puissantes et complexes que celles sempiternelles de « homme »
Mais théories qui entravent
Théories qui coupent, possiblement, du présent et du devenir soi
Car tel est notre seul but à nous, humains
Etres sois, solitudes et apprentissages
Devenirs multiples et inassignables
 
Passions folies passions tourments
Ailleurs
– des étangs
Semblent si tant libres et courtois, farouches et fiers
Que mes yeux mon cœur mes ongles ratent encore leur proie
Celle là qui vole – biz biz
Effrontée et câline mouche
Sorcière farouche des mondes doux
Qu’une pierre aussitôt inonde
 
J’ai tant à faire avec le jour puis avec la nuit
Qu’il ne me reste plus tant que cela du temps pour écrire
Aux absents qu’ils me manquent
A ma mère sa présence
Je touche le fond d’une langueur infinie ni monotone mais effrayante de profondeur
Et de calme
 
Trouve un jour ce jour charmanhideux
Tu verras bien qu’il tournemonde
 
Est-ce parce que je n’ai pas eu de sœur que je souffre le martyre d’une solitude immonde
Ou bien est-ce mon bois qui vibre encore des crimes d’autrefois, mécaniquement proches et toutefois lointain ?
Le présent (politique) ne cesse de les réactiver
J’ai toute la vie pour m’en émanciper

Henriette Zéphir, sans titre, stylo-bille, cayons de couleur et encre de Chine sur papier, 47,2 x 62,2 cm, 1966.

Laisser rebondir ma langue dans le jardin, Juliette Riedler