Fiction. 22 décembre 2021.
Je suis entrée dans ce pays sans trop de difficultés, il m’a seulement fallu faire ce qu’ils appellent un « test PCR » vingt-quatre heures avant de m’embarquer pour témoigner que je n’ai pas traces d’une certaine maladie qu’ils nomment « Covid-19 ». Je ne me suis pas renseignée plus que cela, j’étais très pressée d’arriver, ma vie m’attendait, dans ce pays. Débarquée, je prends le métro, et vois que les gens sont masqués. On m’avait en effet distribué un masque de ce type dans l’avion, mais je ne l’avais pas porté, personne ne s’en était offusqué. Dans le métro je suis dévisagée, peut-être que mon visage leur plait ou les rebute, en tout cas, puisque je ne porte pas ce masque, d’autres le portent mal, je suis remarquée. Et puis j’entre dans la ville et cherche à me restaurer. J’avise une jolie terrasse où je m’assieds et commence par commander un café. Le serveur vient vers moi avec une petite machine plus grosse qu’un téléphone intelligent et me demande mon « passe sanitaire ». Je ne sais pas ce que c’est, mais je comprends que je dois me lever et laisser la place puisque j’en suis départie. Je continue d’avancer, et entre dans un autre lieu où l’on peut manger à emporter, je n’ai pas besoin de passe et les vitrines sont bâchées d’atroces plastiques transparents qui rendent tout ce que je peux avoir envie de manger dégoûtant. Je quitte ce lieu. C’est à l’étal d’une épicerie que finalement j’achète des dattes, des amandes et des clémentines pour mon repas, je trouverai bien ailleurs une tablette de chocolat. Je ne désespère pas d’un café, et demande à un serveur si j’ai besoin d’un passe pour m’asseoir, il me dit oui, je manque de pleurer, il me dit « D’où venez vous ? » « D’X », « Vous arrivez tout juste ? » « Oui » « Vous n’avez donc pas pu avoir vent de la législation en vigueur aujourd’hui dans notre pays » « Peut-être » « Pour vous asseoir à n’importe quelle terrasse, pour aller au musée, au théâtre, au cinéma, vous devez être munie d’un passe sanitaire, vous devez vous faire vacciner » « Me faire vacciner contre quoi » « Contre la Covid-19 » « Qu’est-ce que c’est que cette maladie » « Une maladie qui touche les poumons, très létales, qui cause de graves séquelles » « Ah bon » « Oui, presque toute la population est vaccinée ici » « Alors si vous êtes vaccinés vous ne pouvez craindre que je vous file ce virus » « Je vous comprends, mais la particularité de ce vaccin est qu’il ne protège pas à 100%, seulement à 50% » « Alors ça n’est pas vraiment un vaccin » « Si si, il permet au virus de moins circuler » « Mais je viens d’arriver ici par l’avion et j’ai fait un test, je n’ai pas cette maladie » « Ah mais c’est parfait dans ce cas je vous en prie installez-vous » « Je vous remercie » Je suis aussi curieuse de connaître ce qu’ils appellent vaccin et qui ne leur permet pas d’être en paix mais je mange mes dattes et finalement un chocolat chaud.
On me dévisage, sont-ce mes bagages, mon air jovial, mon entrain, je ne sais pas et suis frappée de voir des visages gris, fripés, surtout pleins d’une gigantesque fatigue, comme s’ils assumaient le poids de tout un État. Ils et elles sont pressés, parfois rient très fort et se taisent, comme de s’en vouloir de s’être laissé·es emporter, comme ayant du mal à savoir comment être juste. Je marche et ne remarque pas de trace de maladie pulmonaire, certaines personnes certes toussent, mais ce qui me frappe le plus, et si j’étais médecin c’est là-dessus que je me pencherais : la tristesse et la pesanteur des corps. Dans la rue ils sont lourds, patauds, aveugles, fuyant ou insistant, intranquilles et malades, je le dirai, oui, mais d’une maladie qui fait baisser la tête, la lever stupidement, se prendre les pieds dans la chaussée, oublier de s’émerveiller, à la vue par exemple de cet arc en ciel pour lequel je suis semble-t-il seule à s’être arrêtée pour l’admirer. La maladie que je sens, des gens nerveux, impatients, se bousculant dans la rue, étouffé·es par un masque qui leur mange le visage, entrave leur respiration, les éloigne de leurs semblables, les enferme dans une bulle d’irréalité. Cette maladie pour dire le vrai me terrifie. « Passe sanitaire je vous prie », et me voilà refusé l’accès à l’Orangerie, je tourne les talons et me rappelle devant la pyramide que j’aurai pu présenter le test qui m’a permis d’entrer dans l’avion, mais le lien entre les Nymphéas et l’avion ne s’était pas imposé.
Je me fais renverser par une voiture. On m’emmène à l’hôpital. Je reste quatre heures aux urgences, la médecin est seule, les pompiers ramènent des vieux monsieur ivres, une vieille dame gémit dans son lit, une jeune fille en pyjama est roulée en boule sur un banc, un jeune homme s’est cassé la jambe en travaillant, il dit qu’il est ingénieur, il circulait en moto, je vois son casque sous son fauteuil. Je suis là, toujours pas de trace du corona-virus (j’ai appris qu’on le nommait ainsi aussi), seulement une humanité qui souffre, qui voudrait être ailleurs qu’ici où elle se trouve par inadvertances, impolitesses, non respect du code de la route… Si un jour on me demandait d’établir un diagnostique, ce serait celui-là : doit faire plus attention à soi d’abord et puis aux autres ensuite, faire attention à sa vitesse, doit bien regarder l’environnement et apprendre à s’émerveiller, ne serait-ce qu’une seconde, de la noter et de s’en souvenir pour le reste de la journée, développer son art de la politesse et du silence, son art d’observer, sa mémoire et son sentiment de la beauté.
Finalement je n’ai rien de cassé, rien de grave mais les douleurs sont vives, je décide de rentrer. Le petit hôtel où j’avais déposé mes affaires se trouve en bordure de la ville, dans une banlieue qui avait l’air agréable. J’ai peur de tout en sortant de l’hôpital, chaque voiture qui passe me jette de l’autre côté de la chaussée. Dans la chambre je m’inquiète un peu du bannissement que je subis, exclue de tous les lieux qui me faisaient envie en arrivant ici, ce pays des Lumières et de la raison me semble très sombre en sa capitale. Je regarde alors de quoi il en retourne avec ce vaccin, et pourquoi je ne me ferai pas vacciner, après tout, j’ai bien été vaccinée pour toutes sortes de maladie à peine arrivée sur cette Terre. Déjà, à la terrasse du café, j’avais entendu un groupe d’ami·es parler des « anti vax », je fais maintenant le lien en tombant sur des tribunes qui s’insurgent, des « anti anti vax » dont le ton me tient tout de suite très éloignée. Je cherche « vax », pour comprendre ce qu’il en retourne d’une parole positive et ne trouve qu’une marque d’aspirateur. Je cherche vaccin et tombe sur un site du gouvernement et non sur un site de santé. Je comprends que l’État se charge de la vaccination et cela m’effraie un peu, je me souviens des ordonnances interdisant aux femmes d’avorter, je pense aux sorcières brûlées par ordre d’État et à tous ces pays où l’on séquestre ou tue par ordre d’État soi-disant pour le bien de la nation. Il y a plusieurs marques de vaccins, comme pour les chaussures je me dis, sans bien saisir leurs différences. Je comprends qu’on cherche à me vendre un produit où les aspects positifs sont seulement nommés, à coups de grands slogans altruistes. À lire et relire partout cette publicité univoque, je prends peur. Les vidéos dans lesquelles des personnes émettent des avis critiques sont violemment rabrouées. Je constate fort peu de discussion apaisée. Moi qui viens des sciences humaines, où l’on apprend à ne jamais figer une « vérité », je ne cesse de m’étonner. Je comprends enfin que pour vivre ici, au fond, je n’ai pas le choix. Me reviennent des slogans féministes « mon corps mon choix » ; enfin le climat général de ce pays qui entre dans la saison hivernale me glace. Je regarde mes valises à peine défaites et je doute. Est-ce bien là le pays des droits de l’homme et de la liberté de pensée, est-ce bien là ce pays de la liberté d’entreprendre, celui de la culture et des services publics ouverts à toustes ? Je pleure doucement des effets du déchirement de la belle image que j’avais, je pleure violemment la perte de mes espoirs. Je comprends que si je veux travailler, si je ne veux pas me faire ostraciser, je n’ai en effet guère le choix, comme d’autres risquaient de mourir en choisissant d’avorter dans le secret. Je repense à Violette Leduc et à toutes ces autres qui frôlèrent la mort à cause des lois interdisant aux femmes la contraception. Je pense à la solitude de ces femmes, exact écho de celle que je sens à ce moment-là en moi. Je ne comprends pas pourquoi bientôt un test négatif, certifiant que je n’ai pas cette maladie, ne me permettra toujours pas de boire un café en terrasse ou d’aller au théâtre. Je ne comprends pas pourquoi il faut toujours s’injecter plus de doses d’un élément qui n’a pas fait ses preuves, et qui est encore, pour ce que je peux en comprendre, en phase de test. Pourquoi continue-t-on de vouloir injecter à la population une injection qui ne marche pas ? Pourquoi, si la maladie, dont je n’ai pas vu de traces dans la rue, dans la ville, dans la vie, est si grave qu’on le dit, ne fait pas l’objet d’une diversité infinie de solutions soignantes ? Pourquoi ne fait-on pas feu de tout bois, un peu joyeusement s’il vous plait ? Tout d’un coup j’entends une manifestation sous mes fenêtres, on crie que l’on continue de fermer des lits d’hôpital, que les soignant·es sont sous-payé·es et pas reconnu·es, je m’approche de la vitre, une marionnette crie « nous sommes en guerre », je ferme la fenêtre. Un moment de désespoir, le vide en moi se creuse, où suis-je tombée, me demande-je, dans quel mauvais film d’anticipation, dans quelle dictature sanitaire ? Je me souviens de mes lectures, Georges Orwell, Alain Damasio, Gilles Deleuze, Antonin Artaud, Simone de Beauvoir… La fenêtre est fermée mais j’entends toujours plus de cris de désarrois. La grande avenue est parsemée, la douleur authentique effraie et peine à rassembler en public. Il lui faut le prisme d’une fable… (mais je ne peux plus aller me rincer l’âme au théâtre).
Je ferme ma valise avec difficultés, mon corps est tout contusionné. Il faudrait que j’aille à la police faire une déclaration et d’ailleurs j’y vais, pourquoi pas. Devant je m’arrête, et si on me demandais un pass sanitaire pour entrer ? J’avance mine de rien, on me fouille et me laisse passer. J’attends un bref moment dans un hall qui ne ressemble à rien, tout de gris et de sièges défoncés, à l’intérieur de cet immeuble à l’architecture récente et déjà datée, rongée par les coulures d’eau et la rouille, noir de crasse. À l’intérieur ce ne sont que de jeunes garçons en uniformes qui se tiennent droits, à la fois inquiets et se rigidifiant quand un autre passe, et un brin narquois, de ce frisement de l’œil masculin qui regarde une fille de biais, une fille dans un monde d’homme se sent toujours déplacée. Bref j’attends et l’on vient assez vite me chercher, j’explique ma situation. Le garçon qui prend ma déposition est deux fois interrompu par deux femmes, elles ne sont pas en uniforme mais en « Femme », l’une toute de couleurs pastels, les ongles parfaits vert pâle, le jean bleu clair moulant et la veste rose par dessus ; l’autre, plus imposante physiquement, drapée dans une robe d’épais coton bleu marine, a les épaules ceintes d’une large écharpe rouge foncé, elle vient faire des photocopies et parle à mon officier des plannings, ce qui le déconcentre. Je repars bredouille, pas d’indemnités rien, juste un goût de gris dans la bouche et de la poussière jusque sur le cœur. Je tente de me secouer à l’extérieur, mais il y a peu d’espaces verts dans cette ville, dans ce coin-ci. Je marche un peu le long des rames du tramway avant de remonter à l’hôtel. Ma décision n’est pas encore prise.
J’ouvre de nouveau mon ordinateur. Les informations sont effrayantes, les hommes qui parlent semblent ne connaître que le ton de la menace, ils ordonnent le doigt pointé, ce que par parenthèse on m’a toujours défendu de faire, enfant, « on ne montre pas du doigt » apprenais-je à trois ans. Comme ce qui est sensé être dit pour mon bien m’effraie outre mesure, je change de stratégie et cherche à comprendre de quoi cette injection est faite, je me renseigne sur les géants pharmaceutiques qui semblent détenir tout pouvoir dans cette affaire. Quelle horreur quand je tombe sur les montants des fraudes de Pfizer, quand je lis que parmi le nombre de personnes hospitalisées dans les hôpitaux il y a davantage de personnes vaccinées, quand j’apprends que les enfants, jusque là plutôt épargnés par le virus et même sensés, avec la belle et jeune tonicité de leur système immunitaire, participer à l’immunité collective, doivent être vaccinés à partir de cinq ans, quand je pressens que ce schéma de piqûres n’a de fin prévue ! Je pleure quand j’apprends la mort d’une jeune fille de vingt ans par infarctus du myocarde après l’injection, l’interruption brutale de la carrière d’un champion de foot. Encore une fois, et comme de l’autre côté de la barrière, j’ai peur. Je ne crois pas à l’univocité de ce traitement contre une maladie, l’interdiction de prescrire subie par les médecins me terrifie, l’idée d’une baguette magique est éloignée de ma vie concrète si elle me plait dans les contes et que je sais qu’un certain type de parole, un certain regard, tenant loin toute forme de menace ou de haine, peuvent guérir. Je suis une personne en très bonne santé, simplement je suis fragile – c’est sans doute de le savoir et d’y faire attention qui me rend forte et pleine d’énergie. Je sais que mes réactions cutanées intérieures et extérieures peuvent me mettre à terre, je sais mes allergies à certaines paroles comme à certains aliments, je me cogne à des idées comme à des murs et les bleus sont voraces qui font de mon rouge sang des étendues douloureuses violacées. J’aime prendre des risques quand je me sens en confiance, mais là, vraiment, pas. Chaque année je suis un peu enrhumée, chaque année j’ai une petite angine hivernale, petite dépression saisonnière. Cette année c’est la même chose, mon rhume était même un peu précoce, à cette époque je suis allée me faire tester dans mon pays d’origine et, rien, rien, je devais seulement me coucher et boire du thé. Me soigner à mon habitude et à ma façon, peut-être « alternative », c’est la seule qui me guérit vraiment : du repos, des huiles essentielles, une bouillotte, un bon livre, un peu de réflexion par delà ma situation. Du ginseng, du ravintsara, de la lavande pour calmer les nerfs, du calendula pour le cuir chevelu irrité, et me voilà sur pieds. De la même manière, seules les granules d’arnica sont d’une efficacité redoutable pour mes chocs. J’apprends au passage qu’en France, pays de la Sécurité Sociale, l’homéopathie n’est plus ni prescrite ni remboursée.
Je tremble, dans mon lit, tant que je crains qu’avec la peur la fièvre ne soit montée. Je commande une tisane, ajoute des couvertures, tâte le terrain pour une bouillotte – c’est un échec. Dans mon lit je me liquéfie, je deviens toute d’eau, je ne peux sortir ni lire, je délire, des monstres jaillissent qui font de moi une ostracisée, une femme éjectée, éloignée de la société, une femme forcée au devenir louve, qui se cache dans la forêt et se nourrit de rapines. Je rêve de la cabane en bois dans laquelle je fais chauffer des racines, de la chèvre et des chats qui viennent me rencontrer, du chien qui me tourne autour, des ombres la nuit et du vent sifflant dans les branches. La peur me rend le monde effrayant imagine le pire, le crée. La peur en moi fabrique un monstre qui n’existe pas, un monstre que je ne suis pas, qui vise à m’affaiblir, à m’anéantir, à me réduire cendre et eau.
J’hurle, on accourt
La porte est fermée
Je me débats dans les draps, me lève brusquement
Nue je me rue sur la porte
Elle est bien fermée
Crie et me jette dans la douche – il n’y a pas de baignoire
J’ouvre le robinet
Elle est glacée
Hurle encore
Et continue à me solidifier sous l’eau froide
Reprends contenance doucement
Grelotte
Derrière la porte on s’anime
On crie « Tout va bien mademoiselle Que se passe-t-il mademoiselle Ouvrez ! »
L’eau coule je n’entends plus rien ne veux rien entendre que l’eau qui coule
Ma peau fait des granules je tremble de froid
Sors brusquement pour attraper la grosse serviette éponge
Me frictionne
C’est bon
Je reprends corps
Crie « Ça va » pour calmer dehors sans ouvrir
Seule seule je veux être seule avec moi un moment
Tenant éloignés et observant pour mieux les connaître, le temps que je peux, ces monstres de peur que ce pays a créé en moi
Comment partir et où fuir
Je ne crois pas s’il soit un autre monde
C’est ici que j’ai malgré tout choisi de vivre
Où je dois travailler
Heureusement à l’heure qu’il est on ne me demande pas de vaccin pour créer
Pas encore pense-je en me donnant juste ensuite, mentalement, une petite tape pour mater la peur, et me promets la prochaine fois plutôt que de me taper, puisqu’elle fait partie de moi, de souffler dessus pour la faire disparaître et ainsi apparaître pour ce qu’elle est, essaim de fumée, ensemble mouvant de petits points noirs dont je dois me prémunir pour continuer à avancer éclairée